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Dominique Libault : Renforcer la Sécurité sociale pour consolider notre démocratie

Ancien directeur de la Sécurité sociale (2002-2012), Dominique Libault préside le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) et dirige l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S).

À la demande du Gouvernement, il a piloté une concertation et un rapport sur le grand âge et l’autonomie, remis en mars 2019, qui fait aujourd’hui référence et souligne la nécessité d’une transformation profonde de l’accompagnement des personnes âgées. Il nous apporte son éclairage sur certains des enjeux et défis majeurs en matière de protection sociale des Français.

Le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS), que vous présidez, a remis au Premier ministre, le 18 janvier dernier, un rapport préconisant des pistes pour le redressement des comptes sociaux. Quels sont ses enjeux, ses conclusions ?

L’équilibre et l’avenir de la Sécurité sociale ne sont pas très présents, pour l’instant dans les débats de la campagne présidentielle, alors que la sécurité sociale constitue désormais un fondement de notre « vivre ensemble », un garant d’équité et de solidarité intergénérationnelle, un élément essentiel du fonctionnement de notre société, et le premier sous-ensemble des finances publiques, loin devant le budget de l’Etat. La crise sanitaire a fortement malmené cet équilibre, et repoussé de plusieurs années l’extinction de la dette sociale, portée par la Cades(1), qui devait initialement intervenir en 2024. L’Assurance maladie est particulièrement impactée. Elle a cumulé un déficit cumulé de 60 milliards d’euros en 2020 et 2021, tandis qu’un nouveau débours de 20 milliards d’euros est prévu en 2022. Au-delà de cet épisode épidémique éprouvant, l’Assurance maladie sera inévitablement confrontée, dans les années à venir, à une augmentation conséquente des dépenses de soins, liées au vieillissement de la population française, et à la nécessité d’assurer l’attractivité des métiers soignants. Le nombre de 75-84 ans devrait ainsi augmenter de 50 % entre 2020 et 2030. Retrouver une trajectoire d’équilibre est important si nous ne voulons pas léguer aux générations futures un fardeau de plus, et une Sécu amoindrie. La croissance économique – si elle est au rendez-vous – ne saurait résorber à elle seule ce déficit qui s’accumule.

Quelles pistes proposez-vous ?

Les leviers utilisés après la crise financière de 2008 sont beaucoup moins opérants aujourd’hui. La modération salariale n’est plus d’actualité, alors que s’engage pour les soignants un cycle de revalorisation des carrières, initiée par le Ségur de la santé. Quant à la baisse du prix des médicaments, elle est mise en échec par les tensions et pénuries d’approvisionnement sur le marché mondial, en attendant les effets, à plus long terme, d’une relocalisation des productions. Aussi proposons-nous des pistes nouvelles, à commencer par un investissement important dans la prévention : un domaine où la France est en retard, malgré les bénéfices avérés pour la santé publique et pour les équilibres budgétaires. Selon la Cour des comptes, chaque année gagnée, en espérance de vie sans incapacité, se traduirait par une économie de 1,5 milliard d’euros sur la décennie 2021-2031. Rien que l’insuffisante prévention des chutes entraîne un surcoût de 900 millions d’euros par rapport aux pays avancés en la matière, comme le Danemark ou la Grande-Bretagne. Le HCFiPS estime également qu’une meilleure coordination de la chaîne de soins, entre les multiples acteurs sanitaires et sociaux, permettrait de réduire les dépenses sans affecter la qualité de la prise en charge.

Et côté recettes ?

Le HCFiPS n’a pas vocation à se substituer à la décision politique, mais identifie les leviers possibles. Par exemple, l’allongement de la durée des remboursements effectués par la Cades, celle-ci ayant récupéré en 2020 une dette Covid de 136 milliards d’euros. Actuellement, la Cades rembourse environ 17 milliards d’euros par an. Si l’on abaissait cette annualité à 10 milliards d’euros, sur une durée plus longue, on pourrait dégager 7 milliards d’euros de ressources supplémentaires pour contribuer à rééquilibrer les soldes courants. Dans le principe, il s’agit d’arbitrer entre amortissement de la dette et affectation des ressources pour conserver à la Sécu les moyens de relever les grands défis sanitaires et sociaux qui nous attendent.
Par ailleurs, il ne faut pas s’interdire a priori une augmentation ciblée des prélèvements obligatoires, comme vient de le décider la Grande-Bretagne même si notre niveau des prélèvements obligatoires est déjà très élevé.
Il faut en tout cas regarder en face la question de notre financement du système de santé.

Vous avez piloté en 2018 une concertation et un rapport sur le grand âge et l’autonomie, formulant 175 propositions qui devaient servir de socle à une loi sur le sujet, finalement abandonnée. Que vous inspire ce renoncement ?

Je le regrette, tout en comprenant parfaitement que la période récente n’était pas propice. Depuis quinze ans, une telle loi est attendue, annoncée, puis finalement reportée. J’espère qu’elle pourra enfin être votée au début du prochain quinquennat. Le vieillissement de la population française, la progression des maladies chroniques et neurodégénératives nous imposent en effet de repenser l’accompagnement de nos aînés, à tous les niveaux : depuis la revalorisation des métiers du grand âge jusqu’au développement des solutions alternatives à l’Ehpad et des services d’aide à domicile, en passant par la rénovation des établissements et la baisse du reste à charge pour les personnes aux revenus modestes. Le chantier est immense, si nous voulons bien négocier et bien vivre la transition démographique.

Dans le prolongement de ce rapport, le Gouvernement vous avait confié, en janvier 2021, une nouvelle mission, afin de réfléchir à l’accompagnement sur le terrain des personnes âgées. Qu’en est-il de cette mission, après l’abandon du projet de loi ?

Elle se poursuit, et nous présenterons prochainement ses conclusions. L’enjeu principal est de parvenir à une meilleure articulation entre la multiplicité d’acteurs sociaux et médicaux qui interviennent aujourd’hui dans le domaine. Dans cette optique, je préconise la création d’un service public territorial de l’autonomie, qui offrirait aux personnes âgées et à leurs familles une coordination des acteurs de proximité pour un vrai « continium » de parcours. Ce service serait placé sous le double pilotage des agences régionales de santé et des départements.

Comment réagissez-vous aux révélations récentes(2) sur les pratiques de groupe privés spécialisés dans les maisons de retraite ?

Il y a nécessité de mieux réguler le secteur privé, et dans le même temps de mieux structurer le secteur public, pour qu’il puisse offrir partout sur le territoire une véritable alternative. Dans le rapport sur le grand âge, rendu en 2019, j’appelais à la mise en place d’un pilotage par la qualité. Il faut rendre public, pour tous les établissements, les mêmes indicateurs de qualité : turnover du personnel, arrêts de travail, pourcentage de contrats précaires, ratio entre nombre effectif de soignants et de résidents, budget consacré à l’alimentation, taux de consommation de neuroleptiques…
Je proposais également la création d’un observatoire économique du secteur notamment pour analyser les comptes des établissements, acquérir une visibilité sur l’ensemble d’un groupe et de ses pratiques. Aujourd’hui, la relation entre État et Ehpad se noue uniquement au niveau des établissements, il faudrait une contractualisation, voire une habilitation, au niveau du groupe fondée sur la transparence et la qualité. Cela permettrait de travailler notamment sur les formations initiales et continues des managers.

Au-delà du contrôle qualitatif des Ehpad, quel est à vos yeux le défi prioritaire à relever ?

L’un des problèmes majeurs est le manque de personnel qualifié, qui provient essentiellement d’un problème d’attractivité. J’avais préconisé, dans le rapport de 2019, une hausse de 25 % du taux d’encadrement – le rapport entre nombre de soignants et de résidents – soit 80 000 postes supplémentaires en Ehpad. Au-delà des recrutements et des revalorisations de carrière, l’enjeu est aussi la formation, et plus fondamentalement encore la démarche dans laquelle se place l’établissement. Entre un Ehpad qui forme ses aides-soignants à faire des toilettes à la chaîne, et un autre qui met en place une approche bientraitante et bienveillante de type Humanitude, vous n’aurez pas du tout les mêmes résultats, à budget égal. En règle générale, dans les établissements où le personnel soignant est heureux, au clair avec le sens de son travail, les résidents le sont aussi.

Vous dirigez l’EN3S, qui forme les futurs cadres dirigeants de la protection sociale. Quels sont les principaux axes de développement pour votre établissement ?

Dans le contenu des formations, nous apportons régulièrement de nouvelles expertises sur de grands enjeux tels que la transition digitale et l’innovation, la diversité, la proximité de terrain, le décloisonnement entre services publics. Nous continuons également de diversifier le recrutement des étudiants, en phase avec les évolutions de la société française. Autre développement important : l’EN3S, en partenariat avec l’Ensae(3), assure la conception et l’enseignement de l’un des cinq modules – dédié aux inégalités – du tronc commun de l’Institut national du service public (INSP), qui remplace désormais l’ENA. Nous nous réjouissons de cette nouvelle étape de la coopération entre écoles, amorce d’une plus grande mobilité entre administrations qui reste à concrétiser notamment dans le secteur sanitaire et social. Par ailleurs, nous travaillons beaucoup sur la formation continue, qui donne aux cadres la possibilité, tout au long de leur carrière, de se perfectionner ou de se réorienter. Enfin, nous investissons dans l’internationalisation de nos formations, à destination notamment des pays émergents qui veulent se doter d’une sécurité sociale ou renforcer leur système de protection sociale. Tout être humain a droit à une protection sociale.

(1) Cades : Caisse d’amortissement de la dette sociale, créée en 1996 pour financer et éteindre la dette cumulée de la Sécurité sociale

(2) Livre-enquête « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet – Émission Cash Investigation (France 2) du 1er mars 2022

(3) Ensae : École nationale de la statistique et de l’administration économique