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Jean-Claude Mailly nous livre son regard sur le projet de réforme des retraites

Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière entre 2004 et 2018, exerce aujourd’hui plusieurs responsabilités. Il est vice-président du think tank Synopia, dédié aux enjeux de gouvernance, membre fondateur du nouvel hebdomadaire Franc-tireur, senior advisor chez Alixio, la société de conseil en management des RH fondée par Raymond Soubie et administrateur en charge des stratégies socialement responsables, chez Homa Capital, société de gestion d’actifs pour les acteurs institutionnels. Il a raconté son parcours peu ordinaire, rythmé par des négociations sociales avec quatre présidents de la République, dans un livre paru en mai dernier, Manifs et Chuchotements.

Jean-Claude Mailly nous apporte son regard, aiguisé par quatorze années à la tête de FO, sur le projet de réforme des retraites instaurant un régime universel. Il évoque également la montée en puissance des investissements socialement responsables dans la gestion des réserves des caisses de retraite. Entretien autour d’une e-tasse de café.

Que pensez-vous du projet instituant un système universel des retraites, dont on ne sait aujourd’hui s’il est abandonné ou encore d’actualité ?

Ce projet est né d’un slogan, « un euro cotisé donne les mêmes droits à tous ». Le problème est qu’un slogan ne fait pas une réforme, et qu’une réforme ne peut se faire en mélangeant indépendants et salariés, salariés du public et du privé, dans une sorte de pot commun géant. Ce ne sont pas du tout les mêmes populations, les mêmes conditions de travail, les mêmes rythmes de carrière : en voulant tout aligner sur un même standard, vous créez fatalement une usine à gaz. Je remarque du reste que les penseurs de la retraite universelle, comme les économistes Philippe Aghion ou Antoine Bozio, se sont montrés très critiques sur les modalités de cette réforme. À la rigueur, nous pourrions tendre progressivement vers trois régimes socles – salariés du privé, salariés du public, indépendants – avec des complémentaires gérées comme aujourd’hui par les organismes professionnels représentatifs : ils sont les mieux placés pour piloter leur régime, puisque les plus avertis de la démographie et des spécificités de leur profession.

Cette réforme vous semble-t-elle définitivement enterrée ?

Je crains qu’elle ne revienne tôt ou tard, car au fond elle s’intéresse moins aux retraites qu’au pouvoir de l’État. Après s’être dessaisi du levier monétaire, transféré à la BCE, et du levier budgétaire, bridé par la règle des 3 % en vigueur au sein de l’Union – je précise que je suis profondément européen, donc opposé aux martingales libérales qui bafouent l’idéal communautaire – l’État cherche à retrouver des marges de manœuvre en prenant la main sur la protection sociale. Prenons l’exemple de l’assurance chômage : la négociation entre partenaires sociaux est désormais réduite à un simulacre, le gouvernement fixant d’avance les conclusions auxquels il souhaite parvenir. Regardez aussi la gouvernance des grands organismes sociaux –CNAM, CNAV, CNAF, ACOSS… – tous dirigés par des hauts fonctionnaires, nommés en conseil des ministres, qui ne sont pas en capacité de s’opposer à l’ordonnateur de leur carrière – le dernier à l’avoir fait a finalement quitté ses fonctions. À mon sens, la réforme des retraites procède de la même logique. En instaurant un régime unique, l’État entend s’installer dans le cockpit. Son impuissance monétaire et ses limitations budgétaires l’incitent à se décaler dans le champ du social, où les masses financières en jeu sont les plus importantes, et à réduire d’autant la place des partenaires syndicaux et patronaux, menaçant un modèle paritaire qui fonctionne plutôt bien depuis 75 ans. Cette déresponsabilisation des corps intermédiaires est dangereuse pour notre démocratie. Elle ouvre la voie aux extrémismes de toutes sortes.

Dans cette quête de marges de manœuvre, les réserves des caisses de retraite complémentaire, estimées à un total de 159 milliards d’euros, sont-elles une cible ?

C’est l’angle mort, et sans doute l’aspect le plus malaisant de cette réforme. Le rapport Delevoye, publié en juillet 2019, propose en effet qu’une partie de ces réserves soit affectée à une caisse universelle – la partie nécessaire à la « soutenabilité financière » du futur système, dit le rapport, sans plus de précision… Autrement dit, les bons élèves, comme la Cavec ou l’Ircantec, qui ont géré leur régime avec discipline et prévoyance, constitué des réserves et conforté leur pérennité, paieront pour les mauvais. Les fourmis sont appelées au secours des cigales. Cependant, la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, telle qu’auscultée dans un récent rapport sénatorial, indique que les réserves des régimes complémentaires ne sont juridiquement pas mutualisables, sauf atteinte grave aux droits de ces organismes. Cela dit, si vous conservez les réserves, mais perdez les manettes pour ajuster la valeur du point en fonction ou en prévision de ces réserves, vous êtes dépossédé de l’essentiel : la capacité de piloter votre régime.

Dans la gestion de ces réserves, quelle place accorder, selon vous, aux investissements socialement responsables (ISR) ?

Ils devraient prendre une place croissante, à mesure que le marché gagne en maturité. Pour l’heure, sa lisibilité est encore brouillée par la multiplication des labels, des appellations, et la difficulté pour les gestionnaires d’identifier, dans le détail des fonds, ce qui relève de l’ESG (Environnement, Social, Gouvernance) et du greenwashing. Mais la réglementation avance, avec entre autres le projet de taxonomie européenne, et en France, la réforme du label ISR. Signalons aussi l’émergence des investissements et fonds à impact, fléchés vers des projets sociaux et environnementaux aux effets mesurables.
De nombreuses études, collectées par Homa Capital, ont montré la corrélation entre performance RSE et performance financière : les entreprises engagées dans le bien-être au travail et dans la préservation de l’environnement s’avèrent sur la durée les mieux gérées et les plus solides économiquement. Pour un gestionnaire de réserve, c’est la promesse de concilier engagement citoyen, sécurité et rendement du placement. Je suis convaincu que l’ISR, dans un monde frappé par les crises écologiques et sanitaires, deviendra bientôt une valeur refuge.

Vous avez publié, en mai 2021, vos mémoires, Manifs et Chuchotements. Dans ce parcours syndical, quel est votre pire et votre meilleur souvenir ?

Le pire, ce sont les conditions de mon départ de Force Ouvrière, en 2018. Après quarante ans de militantisme, une enfance bercée par les engagements de ma famille au sein de FO, j’ai été trahi par celui qui m’a (brièvement) succédé. L’un de mes meilleurs souvenirs, c’est la conduite d’une délégation FO à Tunis, le 1er mai 2012, à l’invitation de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), pour soutenir la révolution du jasmin : la ferveur de la jeune génération manifestante disait toute l’utilité et la vitalité du syndicalisme dans les moments décisifs. Je suis également très attaché à une action d’insertion, menée depuis 2008 en partenariat avec l’enseigne ZARA et à l’initiative du délégué FO de cette entreprise, qui donne chaque année une formation et un CDI à une quinzaine de jeunes en grande précarité. Leur transformation, la confiance apparaissant en eux, en l’espace de quelques mois, est la meilleure raison de continuer le combat social, quelle qu’en soit l’échelle.