
«Notre mission : aider les Français qui partent travailler à l’étranger»
Jean-Luc Izard
Directeur du cabinet des ministres successifs en charge des retraites, entre 2017 et 2022, directeur du groupement d’intérêt public Union Retraite entre 2014 et 2017, exerçant auparavant de nombreuses responsabilités à la direction de la sécurité sociale, Jean-Luc Izard est, depuis mai 2024, le président du Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss). Il livre ici ses dernières réflexions sur les systèmes de protection sociale et de retraite en Europe.
Quel est le rôle du Cleiss ?
Le Cleiss est un établissement public, créé en 1959 pour veiller à la mise en œuvre des premiers règlements européens de coordination en matière de sécurité sociale. Son rôle s’est progressivement étendu, à mesure que se multipliaient les initiatives pour favoriser la mobilité des personnes, des travailleurs, en Europe et à l’international. Le Cleiss contribue aujourd’hui à la bonne application des règlements européens, des conventions bilatérales et multilatérales de sécurité sociale. À ce titre, il prodigue une expertise au gouvernement français dans la négociation et l’application de ces accords et règlements. Il en facilite l’accès aux citoyens, aux entreprises. Il les aide à appréhender leurs droits dans un pays étranger, et les assiste en cas de difficulté ou de litige. Il sert aussi d’intermédiaire entre les institutions françaises et étrangères de sécurité sociale. Enfin il produit chaque année un rapport retraçant l’ensemble des flux financiers et humains entre États.
En résumé, le Cleiss joue un rôle de décrypteur, de facilitateur et d’accompagnateur, mais aussi de sentinelle : il alerte le gouvernement des difficultés d’application d’un accord, par exemple de problèmes récurrents dans le versement d’une prestation sociale due à nos concitoyens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger.
Quel est le champ couvert par les accords et les règlements ?
Au sein de l’Espace économique européen (Union européenne, Islande, Liechtenstein, Norvège), auquel s’ajoute la Suisse, les règlements sont stabilisés, complets, avec des ajustements réguliers en fonction de l’évolution des législations nationales. La coordination fonctionne bien et couvre toutes les branches de la sécurité sociale, autour de grands principes. Pour la retraite, par exemple, vos droits sont calculés selon les règles du pays dans lequel vous avez travaillé, totalisés et proratisés en fin de carrière, quand vous faites votre demande de pension. Votre retraite continue donc de se conformer à la législation française, avec des barèmes de calcul spécifiques pour convertir en droits nationaux les annuités et les points cotisés en Europe. Si le principe est clair, les règles de conversion, variables d’un pays à l’autre, peuvent être compliquées. Il vaut mieux, pour éviter toute mauvaise surprise au moment de la retraite, s’informer par avance de ce que vous « rapportera » une période de votre vie professionnelle passée en Allemagne, en Espagne ou en Suède. Le Cleiss est justement là pour vous y aider.
Je précise par ailleurs que, si vous bénéficiez du statut de salarié détaché, envoyé par votre employeur, pour une mission temporaire dans un autre État membre de l’Espace économique européen, vous restez assujetti en tous points au droit social français… et n’avez donc nul besoin du Cleiss.
Les demandes de prestations sociales, dues par un pays européen à un ressortissant étranger, sont-elles faciles à effectuer ?
Le processus est encore loin d’être simple, en raison du nombre d’acteurs, de l’hétérogénéité des législations et réglementations en matière de protection sociale. Mais les progrès sont réels et constants. Le lancement, en juin 2023, de l’Échange électronique d’informations sur la sécurité sociale (EESSI), qui connecte 3 400 organismes de sécurité sociale dans 32 pays européens, a permis d’accélérer et de sécuriser le traitement des demandes. L’étape suivante, c’est la création du passeport européen de sécurité sociale, centralisant dans un portefeuille numérique les droits acquis par un citoyen dans les différents pays où il a travaillé. Signalons aussi l’ouverture du portail Find Your Pension, mis en œuvre par l’European Tracking System – association réunissant plusieurs régimes et groupements de régimes de retraite européens. À terme, il sera possible de retrouver, sur ce portail, l’ensemble de ses droits à retraite acquis dans l’espace européen.
Qu’en est-il des accords bilatéraux ?
La France a conclu, hors Espace économique européen, des accords bilatéraux avec une quarantaine d’États et de territoires, dont beaucoup de pays membres de l’OCDE. Pour conclure de tels accords, l’État français exige un prérequis : que soit reconnu le caractère exportable de la retraite, c’est-à-dire la possibilité, pour un assuré, de prendre sa retraite dans le pays de son choix, et d’y percevoir sa pension. Cette condition explique souvent l’absence d’accord avec certains pays importants, accueillant une communauté française significative.
Ces accords sont-ils aussi complets que les règlements européens ?
Dans la plupart des cas, non. Leur portée diffère grandement d’un pays à l’autre. La France a signé avec certains États des conventions bilatérales à spectre large, avec d’autres des accords plus limités. Dans tous les cas, les conventions ne couvrent pas le risque chômage. Elles ne prévoient rien non plus en matière de retraite complémentaire du secteur privé, celle-ci n’entrant pas dans le champ de tutelle de l’État français. Enfin seules un tiers des conventions bilatérales – 14 sur 42 – couvrent les travailleurs indépendants, en plus des salariés.
Dans le paysage international, tel qu’observé par le Cleiss, quelles sont les singularités du système de retraite français ?
Il fonctionne uniquement en répartition, là où la plupart des systèmes étrangers ont introduit au moins une part de capitalisation. Il se distingue également par son éclatement, son éparpillement, non seulement par le nombre élevé de régimes – 42 au total – mais aussi par la disparité des règles d’un régime à l’autre, ne serait-ce qu’entre les régimes de retraite enpoints et ceux en annuités. L’addition de ces deux singularités, « répartition + complexité », devient problématique dans un environnement – commun cette fois à tous les pays – qui compte de moins en moins d’actifs, de plus en plus de retraités, avec pour effet mécanique des difficultés croissantes de financement. Car la répartition est fondée sur un pacte générationnel, sur le fait que les jeunes générations acceptent de payer pour les plus âgées, en espérant bénéficier plus tard de cette même solidarité. Dès lors qu’elles n’aperçoivent plus clairement la contrepartie pour elles-mêmes, que la complexité du système les amène à considérer leurs cotisations de retraite, non plus comme un salaire différé, une garantie pour le futur, mais comme un prélèvement pur et dur, alors c’est tout le pacte, au cœur de la répartition, qui est fragilisé. Et ce d’autant plus que chaque nouvelle réforme, avec son lot de dérogations, d’exceptions et de compensations, dépose une nouvelle couche de complexité, en plus d’un durcissement des conditions de départ pour les actifs qui financent aujourd’hui les retraites des plus âgés.
Quelles seraient les conditions d’une retraite plus simple et plus lisible ?
Il faudrait ce que ne permet plus vraiment un temps politique de plus en plus volatil, court-termiste, polémiste, et placé sous forte contrainte budgétaire…mais ce qu’arrivent encore à produire les partenaires sociaux : un débat serein, objectivé, sur la base de données sociales, économiques et démographiques partagées par tous, en préalable à des choix qui nous projettent collectivement sur 20 à 30 ans, pas sur un déficit à combler dans l’urgence. Et ces choix, pour être efficaces, justes et pérennes, devraient embrasser l’ensemble des paramètres qui président à la retraite. Je donne un exemple : il est d’usage de considérer la retraite de la fonction publique comme plus avantageuse, privilégiée. C’est oublier que les primes et indemnités des fonctionnaires n’ouvrent aucun droit à la retraite de base, alors qu’elles représentent en moyenne un quart de la rémunération brute. Si l’on veut simplifier la retraite, en rapprochant les régimes public et privé, il faudrait d’abord rapprocher les assiettes de rémunération ouvrant droit à retraite. Et ce n’est ici qu’un paramètre, parmi des dizaines d’autres à intégrer en vue d’une harmonisation entre 42 régimes différents.
Est-il un régime de retraite, en Europe ou ailleurs, qui vous semble exemplaire, meilleur que les autres ?
Aucun modèle, aujourd’hui, dans les pays dits développés, n’échappe au déséquilibre démographique, à des tensions sur son financement. Cela dit, au sein même de notre pays, vous trouvez des régimes bien gérés, qui répondent globalement à l’attente de leurs affiliés, parviennent à un équilibre et constituent des réserves sans peser démesurément sur l’activité de leurs cotisants – je pense à l’Agirc-Arrco, ou encore à certains (mais pas tous) régimes de professionnels libérales comme la Cavec. Le meilleur régime, dans ma conception, offre de la souplesse et de la liberté, parvient à dépasser la focalisation sur l’âge légal de départ, qui crée beaucoup de rigidité, d’appréhension et de crispation. Pourquoi un expert-comptable, entré plus tard dans la vie active, encore en forme à 70 ans, ne pourrait-il pas continuer d’exercer, s’il s’en sent les capacités ? Pourquoi obliger un ouvrier, usé physiquement, ou un cadre épuisé psychologiquement, à poursuivre tant bien que mal jusqu’à tel ou tel âge ? La rigidité de l’âge légal incite les entreprises, et les assurés, à trouver des biais, à se reporter sur l’assurance maladie, ou sur l’assurance chômage, pour un coût collectif exorbitant.
En matière de retraite à la carte, la Suède, avec ses comptes notionnels(1), son âge de départ flexible, est indéniablement en avance – même si son modèle comporte par ailleurs des lacunes et des inégalités. Très schématiquement, un Suédois peut partir plus tôt, avec une moindre pension, ou plus tard avec une retraite plus élevée, en obtenant l’accord de son employeur au-delà de 69 ans. Il peut même partir, réaliser que la vie de retraité ne lui convient pas et revenir au travail. Une telle souplesse n’est possible que dans un environnement et une culture favorables à l’emploi des seniors. 77 % des Suédois de 55-64 ans, et 13 % des plus de 65 ans, exercent un emploi, contre respectivement 56 % et 3,8 % en France. Nous avons encore du chemin à parcourir pour une retraite, sinon flexible, au moins simple et lisible.
(1) Chaque Suédois dispose d’un compte personnel, « notionnel », alimenté par les cotisations salariales et patronales, et constituant un capital virtuel. Ce capital est converti au moment du départ à la retraite en rente viagère, modulée en fonction de son âge de départ et de l’espérance de vie.